sedaie paie aab (les marchepieds de l'eau)
LES PAS DE L'EAU

En offrande aux units silencieuses de ma mère, ces pas de l'eau

Je viens de la contrée de Kashan.
Ma vie somme toute n'est pas trop difficile.
J'ai de quoi vivre, un brin d'intelligence, un minuscule talent.
J'ai une mère plus douce que les feuilles de l'arbre.
Des amis plus limpides que l'eau courante.

Et un Dieu présent quelque part, tout proche:
Parmi les feuilles de giroflées,
Au pied de ce pin élevé,
Sur la face consciente des eaux,
Dans les lois du monde végétal.
Je suis musulman.
J'ai comme direction de la Mecque une rose.
Comme napperon de prière une source.
Comme sceau de prière la lumière.
La plaine est le tapis de ma prière.
Je fais mes ablutions aux vibrantes fenêtres de la lumière.
Dans ma prière coule la lune.
Coulent les couleurs de l'arc-en-ciel.
A travers ma ferveur transparaît la pierre
Tant sont diaphanes les cristaux de ma prière.
Je commence ma prière quand le vent évoque
L'appel du Muezzin sur le minaret du cyprès.
Je commence ma prière quand l'herbe invoque
Le Nom de Allah le Très-Haut,
Quand la vague se dresse à l'appel vertical de Dieu.
Ma Kaaba est au bord de l'eau.
Ma Kaaba est sous les acacias.
Ma Kaaba est une brise qui souffle de jardin en jardin, de ville en ville.
Ma “Pierre Noire” est la clarté vive des parterres.

Je viens de la contrée de Kashan.
J'ai pour métier la peinture:
Parfois je crée, grâce à la magie des couleurs, une cage
Et je vous la vends, mes amis,
Pour que votre cœur solitaire s'y rafraîchisse
Aux chants des coquelicots captifs.
Que d'illusion, que d'illusion!
Je sais qu'au bassin de ma toile
Ne glisse aucun poisson.
Je viens de la contrée de Kashan.
Peut-être ai-je comme ancêtre
Une plante miraculeuse de l'Inde
Ou une figuline provenant de l'antique colline de Sialk
Peut-être ai-je comme ancêtre
Une fabuleuse catin de Bokhara?
La mort de mon père fut suivie de deux migrations d'hirondelles,
De deux chutes de neige,
De deux saisons de sommeil sur la terrasse, à la belle étoile.
Mon père mourut derrière le cortège des temps.
Le ciel était bleu quand mourut mon père.
Ma mère bondit de son lit sans savoir pourquoi.
Ma sœur en devint toute belle.
Lorsque mon père mourut, les policiers ètaient tous des poètes.
L'épicier me demanda:
“Combien veux-tu de livres de melon?”
Je lui répondis:
“Combien veux-tu la paix de l'âme au gramme?”

Mon père dessinait à l'occasion,
Ιl fabriquait des tars, en jouait à sa façon.
Ιl excellait en calligraphie.
Notre jardin s'étendait du côté ombreux du savoir.
Là où se nouait l'alliance de l'être et du végétal.
Notre jardin était le centre où convergeaient
Le regard, la cage et le miroir.
Notre jardin était peut-être l'arc
Que décrivait le cercle vert du bonheur.
Ce jour-là, je croquais en songe le fruit cru du Seigneur.
Je buvais de l'eau, pure de toute philosophie.
Je cueillais des mûres, pures de toute science.
Lorsque l'écorce d'une grenade éclatait
La main devenait jaillissement de désir.
Lorsque l'alouette se mettait à chanter
La poitrine se consumait d'ardent amour.
Parfois la solitude collait son visage aux fenêtres.
L'élancement du désir donnait corps à la sensation.
La pensée se livrait aux jeux divertissants.
La vie n'était, en cette heure,
Qu'une procession de poupées et de lumière,
Une brassée de liberté.
La vie n'était en cette heure
Qu'une vasque de musique.
L'enfant s'éloigna à pas feutrés et disparut dans l'allée de libellules.
Je pliai bagage, délaissant la ville des rêveries légères,
Mon cœur plein de la nostalgie des libellules.

Je m'en fus vers le banquet du monde,
Je m'en fus vers la plaine de tristesse,
Vers les frondaisons luxuriantes de la gnose,
Vers ls terrasses illuminées du savoir.
Je franchis les degrés de la religion.
Je m'en fus jusqu'à la ruelle du doute,
Jusqu'à l'air frais du détachement.
Jusqu'à la nuit humide de la tendresse.
Je m'en fus voir quelqu'un à l'autre bout de l'amour.
Je m'en fus vers la femme,
Jusqu'à la lampe de la chair,
Jusqu'à l'extinction du désir,
Jusqu'au battement de l'aile de la retraite.

Que de choses n'ai-je pas vu sur cette terre!
J'ai vu un enfant qui humait le parfum de la lune.
J'ai vu une cage sans porte où s'ébattait la lumière,
Une échelle mystique que gravissait l'amour
Pour atteindre le toit du monde du malakût
J'ai vu une femme qui battait la lumière dans un mortier.
A midi on voyait étendus sur une nappe
Du pain, des légumes, un plat de rosée et le bol chaud de l'amour
J'ai vu un mendicant qui s'en allait de porte en porte
En quémandant le chant des alouettes,
Et un balayeur de rues qui se prosternait devant une peau de melon.

J'ai vu une brebis qui broutait des cerfs-volants,
Un âne qui participait au secret de l'orge,
Une vache rassasiée de trop paître les “conseils”.

(…)
J'ai vu un livre aux mots composés de cristaux,
Une feuille de papier faite de printemps.

Loin des verdures, j'ai vu un musée
Et loin des eaux, une mosquée.
Au chevet d'un théologien désespéré
j'ai vu une cruche de terre débordante de questions.
J'ai vu un mulet qui avait pour fardeau de vaines dissertations,
Un chameau qui portrait sur son dos une hotte pleine de préceptes vides,
Un mystique qui traînait dans sa besace le nom de Dieu absent.

J'ai vu un train qui transportait de la lumière.
J'ai vu un train qui portait toute la théologie,
Et qu'il était lourd son fardeau!
J'ai vu un train chargé de politique
(Et qu'il était lourd son fardeau!)
J'ai vu un train chargé de graines de lotus, et de chants de canaris,
Et à des milliers de pieds d'altitude
Le visage de la terre entrevu par le hublot d'un avion:
Couronne de la huppe.
Taches des ailes des papillons.
Reflets des grenouilles dans le bassin.
Essaim de mouches dans la rue de la solitude.
Et du platane à la terre accueillante le clair désir du moineau.
Puberté du soleil
Et union nuptiale de l'aurore et la poupée.

Des marches qui menaient aux serres chaudes de la passion,
Des marches qui descendaient aux caves de l'ivresse,
Des marches qui pénétraient la loi corrompue de la rose,
Qui conduisaient à la perception mathématique de la vie,
Qui s'élevaient jusqu'au toit de la gnose.
Marches qui venaient faire halte aux cimes irradiantes de l'Être.

Ma mère tout en bas
Lavait les tasses dans la mémoire du fleuve.

La ville était visible en bas:
Accroissement géométrique du ciment, du fer et de la pierre.
Toits sans oiseaux des centaines d'autobus.
Fleuristes qui vendaient leurs fleurs à la criée.
Au milieu de deux plants de jasmin
Un poète installait une balançoire.
Un écolier jetait des pierres contre le mur de l'école.
Un enfant crachait un noyau d'abricot.
Sur la nappe usée où priait son père.
Et sur une carte de géographie,
Une chèvre s'abreuvait de l'eau de la Caspienne.

Soutien-gorge flottant au vent sur la corde à linge.

La roue du chariot voulait que s'arrêtât le cheval.
Le cheval désirait que dormît le cocher.
Le cocher souhaitait que s'en vînt la Mort.

(…)
Migration de la graine vers la corolle.
Pèlerinage du lierre de maison en maison.
Évanouissement de la lune dans l'eau de basin.
Surgissement des perce-neiges de l'écorce dure de la terre.
Ruissellement des pampers sur pampers sur les pans de murs.
Pluie de la rosée sur le pont du sommeil.
Joie bondissant par-dessus l'abîme de la mort.
Fuite de l'événement par-delà la parole.
Lutte de la lucarne contre le désir de la lumière,
Des marches de l'escalier contre les jambes élancées du soleil,
Lutte de la solitude contre le chant qui se dérobe,
De la plénitude des poires contre la vacuité du panier,
Lutte sanglante d'une grenade et de la dent qui la mord,

(…)
Lutte du perroquet contre l'éloquence de la parole
Et de la tiédeur du front contre la froideur du sceau de prière.
Assaut de la faїence des mosquées contre la prosternation des prières.
Assaut du vent contre l'ascension des bulles de savon.
Assaut des bataillons de papillons contre le programme de Pest Control?
Assaut des libellules contre les plombiers.
Assaut des plumes de roseau contre les lourds caractères de plomb.
Assaut des mots contre la mâchoire du poète.

Conquête d'un siècle par un poème.
Conquête d'un jardin par un étourneau.
Conquête d'une rue par deux salutations.
Conquête d'une ville entière par quelques chevaux de bois.
Conquête d'une fête par deux poupées et un ballon.

Meurtre d'un hochet étranglé sous le coussin de la sieste.
Meurtre d'un conte à l'angle de la rue du sommeil.
Meurtre d'un chagrin par le décret impérieux de l'hymne.
Meurtre de la lune par le neon despotique.
Meurtre d'un saule pleureur sur ordre de l'État.
Meurtre d'un poète fragile de la main d'un perce-neige.

Tout était visible sur la terre:
L'Order s'installait dans le quartier des Grecs.
Le hidou chantait dans les Jardins suspendus.
Hurlant à travers la passe de Khaybar,
Le vent poussait vers l'Orient la gerbe épineuse de l'Histoire.
Un bateau chargé d'arômes glissait sur le lac paisible de Néguine.
Et à Bénarès au coin de chaque rue
Brûlait une lampe éternelle.

(…)
Je viens de la contrée de Kashan
Mais ma ville natale n'est pas Kashan.
J'ai perdu, hélas, ma ville.
Exalté et fiévreux,
J'ai bâti une maison à l'autre bout de la nuit.

Ici, dans cette maison, je suis tout proche de l'anonymat humide de l'herbe.
J'entends le crépitement du souffle du jardin,
Le son de l'obscurité lorsqu'elle coule de la feuille,
Le grincement de la toux de la lumière derrière l'arbre,
L'éternuement de l'eau dans les fissures des pierres,
L'égouttement des hirondelles du plafond du printemps,
Le battement clair des fenêtres de la solitude qui s'ouvrent et se referment,
Le chuchotement pur de l'amour qui change mystérieusement de peau,
L'intense désir des hauteurs qui crépite dans l'aile,
Le crissement d'une fêlure qui raie la maîtrise de l'esprit.
J'entends marcher la passion,
Le piétinement inexorable du sang dans les veines,
La pulsation matinale des puits d'où s'envolent les pigeons.
La fièvre vespérale au cœur des Vendredis.
J'entends l'écoulement des œillets dans les méandres de la pensée,
Le hennissement clair de l Vérité au loin.
J'entends la vibration furtive de la matière.
Et l'usure des semelles de la foi dans la rue de l'extase.
Et le clapotement de la pluie:
Sur les paupières moites de l'amour,
Sur la musique triste de la puberté,
Sur le chant poupre des grenadiers.
Et le tintamarre des vitres de la joie qui éclatent dans la nuit.
Et le déchirement du parchemin de la Beauté,
Et la pompe du vent qui emplit et qui vide le corps de l'Exil.
Je suis proche des rigines de la terre.
Je tâte désormais le pouls des fleurs.
J'ausculte le destin fluide de l'eau, l'accoutumance verte de l'arbre.

Mon âme circule dans la vertu inédite des choses.
Mon âme est encore toute jeune,
Parfois, à force de désir, la toux la prend à la groge.
Mon âme oisive vaque à l'accueil des choses:
Elle se met à compter les gouttes de pluie et les joints des briques.
Mon âme est aussi palpable qu'une pierre
Au bord du chemin

Je n'ai jamais vu la haine de deux peupliers.
Je n'ai jamais vu un saule vendre son ombre à la terre.
Et gratuitement l'orme offre sa branche aux corbeaux.
Partout où frémit une feuille, s'épanouit aussi le bourgeon de l'ardeur.
L'ivresse d'un pavot m'a baptisé déjà dans le vertige du devenir.

Tel l'aile de l'insecte je connais le poids de l'aube.
Tel un pot pour les fleurs je tends l'oreille au murmure de la croissance.
Tel une corbeille pleine de fruits j'assiste à la fièvre des métamorphoses.
Tel une taverne désolée je m'arrête à la frontière de l'ennui.
Et tel une maison au bord d'une plage,
Je contemple les flots qui m'invitent à leur cadence éternelle.

Du soleil tant que tu voudras! de l'union tant que tu voudras! De la profusion tant que tu voudras!

Je m'en tiens facilement à une pomme.
De même qu'au parfum d'une camomille.
Je me contente d'un miroir, d'un attachement pur.
Je ne ris pas quand éclate un ballon.
Je ne ris pas si une quelconque philosphie coupe la lune en deux.

Je connais le bruissement de l'aile des cailles.
La couleur du plumage des outardes, les traces de la foulée des chevreuils.
Je sais bien où poussent les rhubarbes, quand vient l'étourneau,
Quand chante la perdrix, quand meurt le faucon.
Je sais comment se lève la lune dans le rêve du désert.
Je connais la présence de la mort dans la tige du désir,
Et le plaisir au goût de framboise que procure l'étreinte charnelle
La vie est somme toute une habitude agréable.
La vie a des ailes aussi vastes que la mort,
Un essor vertigineux comme l'amour.
La vie n'est pas cette chose que nous oublions, toi et moi,
L'ayant égarée naguère dans la niche de l'habitude.
La vie est cette main tendue qui s'apprête à cueillir
Les premières figues noires dans la bouche acre de l'été,
La vision qu'offre l'arbre aux yeux multiples des insectes,
La sensation étrange qu'épouvent les oiseaux migrateurs,
Le sifflement d'un train qui vire dans le rêve d'un pont,

(…)
La vie est reflet multiplié par le miroir,
Fleur "à la puissance de l'éternité",
Elle est : terre amplifiée par nos battements de cœur,
Géométrie simple et monotone de nos respirations.

(…)
Ιl faut laver nos yeux.
Ιl faut voir d'une autre manière.
Ιl faut puifier nos mote.
Ιl faut que le mot puisse lui-même devenir vent,
Puisse lui-même devenir pluie.
Ιl faut plier nos parapluies.
Ιl faut rester sous la pluie.
Ιl faut que pensée et mémoire en puissent être imprégnées.
Ιl faut suivre toute la ville à l'accueil de la pluie.
Voir son ami sous la pluie.
Chercher l'amour sous la pluie.
S'unir à une femme sous la pluie.
Se livrer au jeu sous la pluie.
Écrire, parler ou planter des volubilis sous la pluie.
La vie n'est qu'un baptême perpétuel.
Une ablution dans la vasque de l'éternel présent.

(…)
Refusons le livre où ne souffle aucun vent,
Le livre où la rosée ne distille point de fraîcheur,
Là où la vie reste fermée à l'espace des visions.
Ne souhaitions guère que les mouches s'en aillent des doigts de la Nature
Ou que les panthères quittent le seuil de la Création.
La vie aurait à souffrir si le ver venait à y manquer
De même que souffrirait la loi de l'arbre qu'aucun parasite ne rongerait.
Et quand bien même la mort périrait,
Nos mains chercheraient quelque chose en vain.
Et si la lumière faisait défaut,
La logique vivante du vol en serait transformée.
Et sachons qu'avant la création du corail
Un vide hantait sans cesse la pensée des mers.

(…)
Derrière nous traîne la fatigue de l'histoire,
Derrière nous la mémoire de la vague verse aux ravages
Les coquilles froides de la mort.

Allons donc vers la mer,
Jetons-y un filet.
Extrayons-en la fraîcheur.
Enlevons de la plage un grain de sable,
Palpons grâce à ce geste
Le poids frêle de l'existence.
N'injurions point le clair de lune si nous avons la fièvre,
(J'ai vu parfois dans ma fébrilité la lune descendre tout en bas,
La main parvenir à atteindre le toit du malakût.
J'ai vu aussi le serin y chanter encore mieux.
Parfois même les plaies qui meurtrissaient la plante de mes pieds
M'initaient sans ambages aux aspérités des sentiers.
Parfois, au chevet de la maladie, le volume des fleurs se mettait à croître, de même que la surface de l'orange
Les rayons des lanternes éclairaient l'univers tout entier.)
Ne craignons point la mort:
Elle ne met pas terme à la vie des colombes.
La mort n'est pas une cigale renversée.
La mort circule dans l'espace mental des acacias.
La mort habite l'oasis fraîche de la pensée.
Dans l'âme nocturne du village, elle annonce le message de l'aube.
La mort fond dans la bouche avec la grappe de raisin.
La mort chante dans le gosier des rouges-gorges.
Elle colore la beauté des ailes de papillons.
La mort cueille parfois la feuille du basilic.
Elle se grise aussi de quelques verres de vodka.
Parfois assise à l'ombre, elle vous jette un regard.
Et nous le savons tous,
L'oxygène de la mort n'emplit-il pas les poumons du plaisir?
Ne fermons point la porte à la parole vivante du destin
Qui nous appelle par-delà les clôtures des sons.

(…)
Ιl ne nous appartient pas de percer le mystère de la rose.
Nous ne pouvons à la rigueur
Que nous baigner dans la magie de la fleur.
Dresser notre tente par-delà le savoir.
Ou tremper notre main dans le sortilège d'une feuille.
Et nous mettre ensuite à la table du banquet.
Et à l'aube, quand se lève le soleil, renaître à nouveau,
Donnant libre cours à nos exaltations.
Arrosons de fraîcheur la perception de l'espace,
De la couleur, de son et des fenêtres.
Et laissons filtrer le ciel entre les deux syllables de l'Être.
Vidons et remplissons nos poumons du souffle de l'éternité.
Allégeons le dos frêle des hirondelles du fardeau du savoir.
Enlevons leur nom aux nuages,
Aux platanes, aux moustiques, à l'été.
Et empruntant les traces humides de la pluie,
Gravissons les hauteurs de l'amour.
Et ouvrons la porte à l'homme, à la lumière, à la plante, à l'insecte.

Et peut-être devons-nous poursuivre
L'appel de la Vérité
Entre l'immémoriale vision du lotus
Et l'actualité de notre siècle.

Kashan, Téhéran, 1964